kewell (harry) (Mark Leech / OFFSIDE / PRESSE/PRESSE SPORTS)

Harry Kewell : «Vous jouez le plus grand match de votre vie et soudain tout s'effondre» 

L'Australien, qui avait dû quitter ses coéquipiers prématurément lors de la finale de la Ligue des champions 2004-2005, se confie sur ce coup du sort et la résilience dont il faut savoir faire preuve au très haut niveau. Il revient également sur des moments plus heureux, parmi lesquels l'épopée de Leeds en 2001, sans oublier d'évoquer les Socceroos et le Liverpool de Klopp.

«Le sacre de Liverpool en 2005 est logiquement associé à la ville d'Istanbul. Mais en réalité tout a débuté en Autriche, à l'été 2004. Et à ce moment-là, vous ne sembliez pas vraiment partis pour remporter la compétition...
C'est vrai que nous avions disputé un tour préliminaire là-bas, face à Grazer ! Et je crois qu'il est bon de rappeler que la première chose qu'il faut intégrer lorsque l'on parle de Ligue des champions c'est que l'état d'esprit y joue un rôle déterminant. On peut parler de performance, de style et de ce genre de choses... Mais la vérité c'est aussi et surtout que vous jouez constamment votre survie sur deux petits matches. Vous devez toujours être au top, sinon vous prenez la porte.

La phase de groupes offre un peu plus de latitude de ce point de vue-là. Mais celle-ci a également été très compliquée pour Liverpool lors de cette fameuse saison 2004-2005...
Oui c'est vrai que l'on a démarré lentement... Je me souviens notamment du match face à l'Olympiakos. Nous devions absolument obtenir un résultat pour atteindre les huitièmes et nous rentrons aux vestiaires en étant menés 1-0. Notre première période avait été plus que moyenne mais on a trouvé le moyen de revenir et de se qualifier. Pourquoi ? Parce que nous avions une équipe résiliente. Sans cette résilience-là, vous ne faites rien...

Tout est affaire de mentalité ?
C'est en tout cas là que l'on voit la différence entre les équipes capable de briller en championnat et celles capable de remporter des coupes.

À quel moment avez-vous réalisé que vous pouviez aller au bout ?
Vous savez, quand vous regardez jouer le Liverpool de Klopp, par exemple, vous avez le sentiment d'une vraie domination. C'était moins vrai à notre époque. On avait alors le sentiment que tout pouvait se passer, y compris durant la phase de groupes. Donc pour nous, la première chose était de se qualifier pour les huitièmes. Mais s'il faut vraiment parler d'un match, je dirais que la réception de la Juventus a marqué un tournant (NDLR : victoire 2-1 à Anfield, lors du quart de finale aller).

«Vous ne pouvez être sûr de gagner la Ligue des champions qu'une fois que vous avez le trophée entre les mains !»

Pourquoi ?
J'étais blessé mais je me souviens avoir regardé jouer l'équipe et m'être dit : "Wow !" L'équipe était brillante, ne semblait avoir peur de rien. Mais encore une fois, cela ne présageait pas pour autant d'une victoire finale (il cherche ses mots)... Vous ne pouvez être sûr de gagner la Ligue des champions qu'une fois que vous avez le trophée entre les mains ! Car même après cette belle victoire face à la Juve, il fallait encore écarter Chelsea en demi puis remporter la finale...

C'est ce dosage entre confiance et humilité qui vous a permis de franchir les obstacles les uns après les autres ?
En quelque sorte. Je crois qu'il ne faut jamais se projeter trop loin. Si vous commencez à penser que vous pouvez aller au bout, vous pouvez tomber de haut.

Personnellement, vous avez dû déclarer forfait pour les quarts et vous contenter de quelques minutes lors des demies. Comment avez-vous vécu tout cela ?
Ce sont des choses qu'un joueur professionnel doit être capable de traverser. Personne ne souhaite être blessé mais ce sont des choses qui arrivent. J'essayais donc juste de me rétablir, nuit et jour, et de soutenir les coéquipiers.

Vous êtes de retour dans le onze pour la finale. Dans quel état d'esprit arrivez-vous au stade olympique d'Istanbul ?
Je n'ai jamais eu peur de jouer contre qui que ce soit. J'étais donc (il cherche ses mots) excité. Une finale de Ligue des champions c'est le plus gros match qu'un footballeur puisse jouer. Avec la finale de la Coupe du monde, bien sûr, mais disons que c'est difficile pour un Australien d'atteindre ce niveau-là... Benitez avait décidé de me titulariser et j'étais donc déterminé, prêt à profiter de ce grand moment. Et puis tout a volé en éclat avec cette blessure (NDLR : Kewell avait dû quitter ses partenaires dès la 23e minute de la rencontre, touché aux adducteurs)...

Comment encaisser ce genre de coup du sort ?
C'est dur... Vous jouez le plus grand match de votre vie, le staff a tout fait pour vous remettre sur pied et soudain tout s'effondre. En tant que joueur d'équipe, je voulais toujours contribuer, aider mon équipe à performer. Et là, j'étais subitement privé de ça. Je devais simplement m'asseoir sur le banc et supporter mes partenaires.

«Et là je me suis dit que Jerzy pouvait bien reproduire un ou deux miracles...»

Et vous avez assisté au miracle...
Vous savez (il cherche ses mots)... Le talent permet de remporter des matches, mais l'état d'esprit d'une équipe permet d'aller chercher des trophées. Cette phrase n'a jamais été aussi vraie que pour nous, que pour cette équipe. J'étais si fier d'eux...

Concrètement, vous croyiez à un retour ?
J'étais assis sur ce banc et je ne pouvais pas croire ce à quoi j'étais en train d'assister. Tout à coup (il cherche ses mots)... Je ne sais pas comment l'expliquer mais le vent a tourné. Jerzy (Dudek) a réalisé quelques arrêts fantastiques, les gars ont fait des choses incroyables et puis les penalties sont arrivés. Et là je me suis dit que Jerzy pouvait bien reproduire un ou deux miracles... Et c'est ce qu'il a fait !

La fête a du être incroyable...
Oui, elle l'a été.

Comment l'avez-vous vécue, personnellement ?
Je n'ai pas tellement célébré. Je venais de me blesser donc je ne pouvais pas vraiment bouger ni rester debout. Et je savais que j'allais devoir me faire opérer dans les jours qui allaient suivre... Disons que j'ai participé aux célébrations mais que j'ai vécu ça plus tranquillement que le reste du groupe.

«Djibril Cissé poussait constamment les autres à donner le maximum. C'était un super coéquipier, un grand professionnel»

Vous savez que Djibril Cissé est devenu DJ ? Mais peut-être était-il encore un peu jeune pour ambiancer le vestiaire en 2005...
Djibril, qui est un très bon ami à moi, était encore jeune à ce moment-là, oui (rires). Il venait juste d'arriver. Je me souviens en tout cas du joueur exceptionnel qu'il était à son arrivée au club (il soupire)...

C'était un phénomène ?
Il allait incroyablement vite, il pouvait finir les actions, il était costaud... J'ai été super heureux de jouer avec lui. Il est passé par des moments difficiles, lui aussi. Mais il a toujours tout donné pour revenir. Y compris pour cette fin de Ligue des champions durant laquelle il a constamment poussé les autres à donner le maximum, notamment lors de la finale. C'était un super coéquipier, un grand professionnel.

Parlons un peu de Leeds et de l'épopée de 2001. C'est surement avec les Peacocks que vous avez le plus brillé dans la phase à élimination directe de la compétition...
Probablement ! Mais c'est grâce au collectif. On avait une vraie bonne équipe mais aussi et surtout beaucoup d'insouciance, parce que nous étions jeunes et ambitieux. Quand les gens pensaient qu'il y avait trop d'écart entre notre effectif et ceux de certaines grosses équipes européennes, nous n'avions de notre côté pas conscience de ça. Nous ne faisions aucun complexe...

Que s'est-il passé contre Valence (3-0), lors des demi-finales ?
Le tournant, c'est le match aller (NDLR : 0-0 à Elland Road). Je crois que nous aurions dû remporter ce match en inscrivant plusieurs buts. Après il y a eu ce fait de jeu au début du match retour (NDLR : Juan Sanchez avait rapidement ouvert le score en s'aidant de la main, 3-0 score final) qui a sans doute également joué un rôle déterminant dans l'issue de la confrontation. C'était très frustrant car je crois que nous méritions mieux. Mais c'est comme ça, tout ça appartient au passé.

À ce moment-là vous formiez un duo incroyable avec l'un de vos compatriotes. Parlez-nous de cette relation technique avec Mark Viduka...
C'était un joueur fantastique, un de ceux avec lesquels il est facile de jouer. J'avais besoin d'un point d'ancrage, quelqu'un capable de me libérer des espaces. Et Mark faisait ça très bien, que ce soit avec Leeds ou la sélection.

Le duo australien sous les couleurs de Leeds United (Mark Leech/PRESSE SPORTS)

Qu'est-ce que vous préfériez : marquer ou le faire marquer ?
Tous les joueurs aiment marquer. Je crois que celui qui prétend le contraire ment. Mais honnêtement, j'adorais faire des passes décisives. Cette sensation de délivrer un ballon parfait, que l'attaquant n'a plus qu'à transformer en but est vraiment incroyable. C'est en quelque sorte votre but. Une passe ou un dribble fantastiques peuvent faire se lever un stade.

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Vous allez également devoir prendre position sur autre chose : extérieur ou intérieur du pied ?
J'aimais bien me servir de l'extérieur du pied. Mais vous savez ce n'est pas vraiment un geste que vous pouvez préméditer. Je crois que le but que j'ai inscrit contre Sheffield en 2000 l'illustre bien. Le gardien ne pouvait pas s'attendre à une frappe puisque j'étais théoriquement sur mon pied droit. Je me suis donc dit que c'est ce qu'il y avait eu de mieux à faire. Et ça a marché...

Vous considériez-vous comme un ambassadeur du football australien ?
Je n'ai jamais trop prêté attention à cela. J'étais un sportif professionnel qui jouait au football. J'ai toujours aimé ce sport mais j'ai aussi considéré tout cela comme mon travail, en faisant de mon mieux du début à la fin. Tout simplement.

«Certains trouvent l'excuse du climat, du rythme, ou que sais-je encore. Mais si vous voulez jouer en Europe, vous devez travailler dur (...), c'est aussi simple que ça»

À quel point cela peut être difficile pour un jeune joueur australien de quitter le continent et de s'acclimater à l'Europe ?
Je ne crois pas qu'il s'agisse de quelque chose de difficile ! Vous devez simplement y mettre tout ce que vous avez, peut-être même un peu plus. Vous ne devez pas être timide, avoir confiance en vous et écouter votre manager (rires). Parce qu'au final c'est lui que vous devrez impressionner.

Les choses ne sont donc pas plus difficile pour un Australien que pour un Européen ?
Je sais que certains trouvent l'excuse du climat, du rythme, ou que sais-je encore. Mais si vous voulez jouer en Europe, vous devez travailler dur, chaque jour. C'est aussi simple que ça. Tout dépend de ce que vous voulez vraiment...

Qui sont les futurs Harry Kewell ou Tim Cahill ?
Je ne passe pas assez de temps en Australie pour le savoir. Il y en tout cas quelques Aussies qui jouent ici, au plus haut niveau, et qui y performent. Je pense bien sûr à des garçons comme Jackson Irvine (Hull City) ou Aaron Mooy (Brighton). Concernant les joueurs qui évoluent encore au pays, je crois que nous pouvons raisonnablement espérer que quelques talents émergent dans les prochaines années. Mais je n'ai pas vu assez de rencontres de A League récemment pour pouvoir dire que telle ou telle promesse va faire une grande carrière.

Daniel Arzani semblait promis à un tel destin avant de se blesser...
Il a connu une grave blessure il y a quelques mois maintenant. Et ça, comme on le disait, ce sont des choses que vous devez surmonter. Les blessures font travailler une partie de votre cerveau qui n'a pas forcément l'habitude d'être mobilisée, c'est ça qui est difficile. Jouer c'est prendre du plaisir, délivrer des passes, marquer des buts. Revenir d'une blessure c'est faire appel à autre chose, être très concentré et rigoureux sur ce que vous faites. La vie vient de lui soumettre un gros test, à lui de le passer avec succès.

Revenons-en à des choses plus gaies. Prenez-vous autant de plaisir que nous devant les matches du Liverpool de Klopp ?
Ils sont fantastiques ! Je ne crois pas qu'une seule équipe ait mieux joué qu'eux ces derniers mois. Pour moi, ils ont évidemment remporté la Premier League. Je sais qu'il y a des débats à ce sujet mais à la limite ce n'est pas le plus important. Ce que je constate c'est qu'ils sont chaque jour devenus un peu plus forts encore que la veille et que Klopp a fait un travail fabuleux depuis son arrivée au club, y compris avec les jeunes joueurs. J'espère qu'ils pourront soulever ce trophée. Ils le méritent vraiment.

Vous auriez adoré jouer dans cette équipe...
Bien sûr, ça aurait été génial (il marque une pause)... Mais j'essaye de ne pas trop imaginer ce genre de choses. Le foot a tellement évolué... J'ai eu mes moments et maintenant je me régale devant ce genre d'équipes.

«Je sais qu'il y a des débats mais pour moi Liverpool a évidemment remporté la Premier League»

Que pensez-vous des ailiers des Reds et de leur utilisation ? Le rôle de ces joueurs a tellement évolué depuis la fin de votre carrière...
Tout d'abord et contrairement à ce que je peux parfois entendre, je ne crois pas que les vrais ailiers appartiennent au passé. Je crois simplement que la plupart des équipes jouent avec trois attaquants dont deux joueurs de côté à qui on demande souvent de venir à l'intérieur du jeu. Mais tout dépend des consignes que vous transmettez. En tant qu'entraîneur, j'aime travailler avec de vrais ailiers. Les rencontres peuvent basculer grâce à eux et c'est aussi pour ce genre de joueurs de un contre un que les gens se rendent au stade.

Que devrait faire Liverpool lors du prochain mercato ? Se renouveler ou poursuivre l'aventure avec ce groupe ?
Vous savez avec ce qu'il se passe dans le monde en ce moment, tout le monde est un peu dans l'expectative. Et puis si vous recrutez des joueurs, vous devrez en écarter... Je ne sais pas, c'est à Klopp de prendre cette décision (rires) !

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Et vous, quand vous retrouverez-vous à nouveau dans la peau d'un entraîneur (NDLR : il a jusque-là entraîné les U21 de Watford puis Crawley Town et Notts County, deux équipes de quatrième division anglaise) ?
La seule chose que je peux dire c'est que j'ai hâte de reprendre du service une fois que tout ça sera dernière nous.

Ailleurs qu'en Angleterre cette fois-ci ?
Je n'aurais aucun problème à entraîner ailleurs qu'ici (NDLR : il vit actuellement à Manchester). J'ai joué au football partout dans le monde, découvert différentes cultures et j'ai adoré ça donc je suis ouvert à toutes les propositions.»

Thymoté Pinon