(L'Equipe)

Pelé : «Je n'ai rien d'artificiel»

En ces temps de confinement, nous vous proposons de (re)découvrir plusieurs grands entretiens parus dans l'histoire de France Football. Flash-back en 1999, avec le Roi Pelé, alors élu joueur du siècle par les plus grands joueurs de la planète.

Longtemps, l'entretien avec Pelé n'a tenu qu'à ce filet de voix, grave et identifiable, qui a filtré de derrière les murs jaune paille d'une salle d'attente. Le Roi, qui semble avoir tout prévu, a disposé des photos-souvenirs aux quatre coins de la pièce et dans le petit couloir de l'entrée. Elles vous invitent à la fois à l'évasion et à la patience. Ce jour-là, en cette fin novembre 1999, on a donc croisé dans quinze mètres carrés à peine, une foule de personnalités qui ont toutes posé à ses côtés. Il a à peine plus de 20 ans lorsque la reine d'Angleterre lui adresse un regard attendri sur ce cliché en noir et blanc. Il est plus âgé quand il marche en compagnie du prince Albert de Monaco, rencontre le pape Jean-Paul II ou Henry Kissinger. Et son célèbre sourire, figé pour l'éternité alors qu'il a fêté ses 59 ans le 20 octobre dernier, efface les rictus coincés sur les photos des Gerald Ford, Ronald Reagan, Jimmy Carter, Robert Nixon, quatre présidents des Etats-Unis, tous ravis de lui serrer la main. Un cliché de Bob Kennedy et de Pelé évoque certaines causes qu'il soutient discrètement. Ses exploits sportifs, en revanche, n'agressent pas. Ils se résument en fait à un ciseau retourné magique, au Maracana de Rio de Janeiro, que l'on devine grouillant de monde, coupant la Belgique dans son élan : 5-0 en 1963.

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Ce voyage ainsi terminé, on écoute une nouvelle fois les murs transpirer des histoires d'avocats qui parviennent jusqu'à nos oreilles, rythment la journée de notre héros et expliquent le retard pris. Dans ses bureaux, cachés au coeur de Sao Paulo, dans le quartier middle-class de Itaim Bibi, au treizième étage d'une tour en verre fumé noir, la sonnerie incessante d'un téléphone nerveux résonne. Tout le monde veut parler à Pelé. Peu d'élus en ont la possibilité, gentiment mais fermement rembarrés par deux secrétaires ou dirigés vers Helio Viana, l'un de ses hommes de confiance. Le temps est compté pour le Roi, entre un aller-retour en Autriche, un autre à New York, un prochain au Japon et une foule de personnes qui veulent le rencontrer «à tout prix» en cette fin d'année 1999. Pour France Football, «parce que c'est votre journal», nous assure-t-il, parce qu'on dispose aussi d'un solide appui dans la place, il nous accorde presque une heure d'entretien. Elle sera juste interrompue par une pause pour recevoir tout l'aréopage de Nokia Amsud, qui commençait, lui aussi, à trouver le temps long.
 
Le repaire du maître plonge directement sur une large baie vitrée qui vous fait toucher du doigt le soleil couchant, les gratte-ciel de cette mégapole de 15 millions d'habitants et éclaire encore une pièce meublée en bois, soulignée de simples fauteuils en cuir noir. Dépouillée et sobre. Dans un coin, en photo, sa dernière femme et des jumeaux qu'ils ont eus ensemble contemplent en permanence l'homme qui travaille ici, au-dessus duquel veillent un tableau d'un Christ qui a un fou rire et une photo réunissant Pelé, son fils Edinho, ex-gardien de but, et son père, aujourd'hui décédé. Accueillant, il efface, avec chaleur et d'une poignée de main ferme, cette inquiétude et ce stress accumulés qui nous avaient gagnés à l'idée d'échouer si près du but.

Le temps est compté pour le Roi, entre un aller-retour en Autriche, un autre à New York, un prochain au Japon et une foule de personnes qui veulent le rencontrer «à tout prix» en cette fin d'année 1999.

«Monsieur Pelé, un jury exceptionnel de France Football, composé de tous les Ballons d'Or de l'histoire, vous a élu meilleur joueur de tous les temps. Qu'en retirez-vous : de la fierté, du bonheur ? Les récompenses pleuvent de toutes parts en cette période de l'année, peut-être êtes-vous blasé ?
A ma connaissance, c'est la première fois que je ressors d'un sondage effectué auprès de joueurs aussi prestigieux, de personnalités aussi compétentes. Ils sont encore tous en vie. Ah non ! Lev Yachine est décédé, mais il aurait voté pour moi (rires). En tout état de cause, cette reconnaissance possède une valeur énorme à mes yeux, et pour deux raisons : d'abord, parce que les votants sont d'anciens ou d'actuels joueurs de très haut niveau et qu'ils savent parfaitement de quoi ils parlent. Cela ne signifie nullement que je doute ou que je me méfie du choix d'un journaliste, d'un président de club, voire d'un entraîneur, mais ce vote échappe aux honneurs habituels, vous comprenez. Ensuite, parce que je suis toujours frappé d'être reconnu longtemps après avoir arrêté et, surtout, d'être élu par des joueurs qui ne m'ont même pas vu à l'oeuvre sur un terrain, sinon sur cassettes ou à la télévision. Il existe autour de mon nom une espèce de bouche à oreille, de témoin qui se transmet de grand-père à père, de père à fils, comme un manège immuable qui tournerait à jamais.
 

Le classement et les votes du joueur du siècle en 1999.

Alfredo Di Stefano pointe en quatrième position.
Je l'ai croisé plusieurs fois sur ma route au cours des nombreux matches amicaux qui ont opposé le Real Madrid à Santos. Il était alors en fin de carrière mais j'ai conservé le souvenir d'un footballeur rapide, vif d'esprit, toujours bien placé. Avec Kopa et Gento à ses côtés, il était le roi des attaquants des années 60.
 
Enfin, notre jury n'a pu départager Platini et Beckenbauer qui émargent à la cinquième place tous les deux !
J'éprouve, franchement, le même sentiment, le même bonheur à l'égard de "votre" Platini que pour le Néerlandais. Sans courir beaucoup (rires), à l'inverse d'un Cruyff, sans non plus compter sur son physique, j'ai apprécié le cerveau, l'organisateur qu'il était sur un terrain. C'était un joueur de tête, au sens large. Son rayonnement avec la France et la Juventus, son habileté aux coups francs en ont fait le footballeur européen des années 80. Quant à l'ex-libero de l'équipe d'Allemagne et du Bayem Munich, il est aux yeux de tous «le» défenseur, celui qui a donné ses lettres de noblesse à la fonction, élégance et efficacité réunies.

«Cruyff a créé une nouvelle façon de concevoir le jeu»

Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Je ne me l'explique pas ! C'est beaucoup trop difficile. Tout le monde connaît aujourd'hui Ronaldo, Zidane ou Romario parce que les petits Asiatiques, Africains ou Européens peuvent les voir évoluer presque tous les jours devant leur poste de télé. Or la télévision est arrivée dans les foyers à la fin de ma carrière, je parle de façon régulière. Et encore : il y avait alors peu de matches télévisés ! Bien sûr, avec Santos, mon club de toujours, j'ai pas mal voyagé dans le monde et, partout où je suis passé, je ne me suis pas contenté de jouer. J'ai parlé avec les gens, je suis allé à leur rencontre sans jamais fuir mes responsabilités d'homme public. C'est peut-être ce qui fait la différence aujourd'hui.
 
C'est Diego Maradona, suivi de Johan Cruyff qui complètent le trio de tête. C'est logique ?
J'ai côtoyé pas mal de joueurs semblables à l'Argentin, comme Sivori, ou j'en ai observé quelques-uns à l'image de Ronaldo. Sa morphologie, son sens du dribble en ont fait un joueur à part, remarqué puisqu'il termine en seconde position, soit en tête des footballeurs de l'ère moderne de votre classement. En tout cas, j'ai apprécié le joueur... Cruyff a révolutionné le foot néerlandais, donné un style à l'Ajax Amsterdam et à l'équipe nationale, créé une nouvelle façon de concevoir le jeu par sa vitesse, le mouvement, le football total comme vous l'avez appelé en Europe, tout en conservant une grande part d'improvisation. Je suis content de le voir dans les trois premiers.

«Platini, j'ai apprécié le cerveau, l'organisateur qu'il était sur un terrain. C'était un joueur de tête, au sens large. Son rayonnement avec la France et la Juventus, son habileté aux coups francs en ont fait le footballeur européen des années 80.»

Si vous ne vous expliquez pas tous les honneurs que vous suscitez, quel regard portez-vous sur votre aventure?
(Il surprend notre coup d'œil sur le portrait du Christ rigolard accroché juste au-dessus de sa tête.) Vous regardez ce tableau ? Je vais vous expliquer pourquoi j'ai souhaité qu'il soit là. Mais avant, je vais répondre à votre question. J'ai reçu un héritage des dieux, qui est le football. Sans lui, je ne serais rien. D'un autre côté, la base de ma vie est ma famille, ma structure religieuse, spirituelle et l'éducation que mes parents m'ont données. Mon père a été très strict avec moi et ce ne sont pas des paroles en l'air. C'est toute cette force intérieure qui m'a conduit à accomplir cette carrière. Une façon positive d'envisager les choses, quelles qu'elles soient. Une forme de pensée de vainqueur, de gagneur, que j'ai possédée très tôt. En jouant aux billes ou au ballon, en m'investissant dans mes affaires, j'ai été à la recherche constante de cette énergie positive. Combien de fois ai-je remarqué, aux Etats-Unis, de grandes stars de la pop-music, de grands chanteurs, d'immenses acteurs, énervés à l'idée de signer deux autographes d'affilée. Moi pas ! Je continue à prendre mon temps à chaque fois que je suis sollicité et, en retour, je ressens comme un fluide positif qui passe entre les gens et moi, un respect mutuel. Vous trouvez ça dépassé ? Ah, le tableau maintenant... Je l'ai longtemps cherché. Très longtemps. C'est un ami qui l'a trouvé et me l'a offert. Je me suis imaginé, très jeune déjà, une force divine souriante et non clouée sur une croix, grimaçante de douleur et les bras écartelés. Alors, j'ai voulu un Christ souriant, car enfin, jusqu'à 33 ans, l'âge de sa mort, il a connu de bons moments tout de même ! Je le préfère ainsi. ll correspond mieux à la philosophie que je me fais de la vie et de la religion.

Comment s'organise la vie de Pelé aujourd'hui ?
Elle se déroule de façon aussi simple que ma vie de sportif. La simplicité tient en peu de mots même si certaines personnes s'imaginent des tas de choses. J'ai su m'entourer et compter sur des gens peu nombreux mais sûrs. C'est cela, je pense, la simplicité. On pense, à tort, que je dispose à mes côtés d'une équipe marketing étoffée. On pense aussi, que ma vie est réglée et organisée : je vous assure qu'elle ne l'est pas autant qu'on le croit. Qui est autour de moi ? Quatre ou cinq personnes très proches, au maximum. Sinon j'agis comme je l'ai toujours fait : au feeling. Je crée au jour le jour et, parfois, les choses se créent naturellement autour de moi.
 
Ils sont nombreux ceux qui estiment que vous possédez en affaires, comme en football, une bonne vingtaine d'années d'avance sur vos contemporains.
Je viens de vous avouer que je ne savais pas toujours exactement ce que j'entreprenais sur un terrain. Je le faisais car tout mon être me dictait cette conduite à suivre. Aujourd'hui, c'est pareil : je vous assure qu'à l'heure où je vous parle je ne connais pas mes prochains projets, mais je sais que, demain, j'en aurai. C'est ainsi. Vous voulez savoir ? La sécurité au Brésil est un grave problème qui n'est pas en passe d'être résolu, hélas ! Malgré tout, je circule sans aucun garde du corps. Ma sécurité, c'est Dieu. Mon secret ? Je suis naturel, je n'ai rien d'artificiel.

«Seul Dieu pourrait dire pourquoi il m'a choisi»

Maintenant, passons à vous !
Il n'est pas simple de s'analyser. Seul Dieu pourrait dire pourquoi il m'a choisi, moi et pas un autre. Tenez : je suis bien incapable de vous expliquer comment je m'y prenais sur un terrain, comment je réussissais telle feinte ou tel dribble. Il a fallu l'arrivée de la vidéo pour que je me vois et me rende mieux compte. Comme c'est toujours le cas dans mes affaires, il existait une grande part d'improvisation, d'intuition qui échappe au rationnel. Mais si j'ai reçu un don du Seigneur, j'ai aussi été quelqu'un de sérieux dans sa vie de sportif. Bien préparé et prêt physiquement, je n'ai raté aucun des rendez-vous fixés. Ça, c'est une certitude. Le reste... Mon adversaire devait être également en grande condition pour me marquer. Enfin, si je vous dis que j'ai duré un peu plus de vingt-cinq ans au plus haut niveau, je crois répondre correctement à votre question, non ?
 
En effet pour en revenir à notre fameux classement, et ce sera la dernière fois, vous avez noté que deux footballeurs dit "du passé" font partie du top cinq. Cela vous inspire-t-il une réflexion particulière ?
Quand un artiste est bon, surtout quand il est authentique et pas préfabriqué, qu'il reste insensible aux modes, on le reconnaît à travers le temps, à l'image d'un Beethoven pour la musique classique, d'un Michel-Ange pour la peinture.

Le Roi Pelé, lors de son entretien à FF en 1999. (P.Boutroux/L'Equipe)

Etes-vous outré par cette démesure ?
Triste surtout parce qu'il existe de bons joueurs dont la tête ne suit pas. Je ne peux pas être outré car il serait malvenu, je crois, de me plaindre. Je serais injuste envers Dieu si j'exigeais davantage que ce qu'il m'a déjà donné. Je déplore également ce manque de respect entre les joueurs, ou entre eux et leur club. J'en vois certains qui embrassent leur maillot au moindre but marqué et qui refont le même geste six mois après dans un club différent, voire ennemi du précédent ! L'amour du maillot n'existe plus. Tenez, encore une raison pour laquelle on se souvient de moi : j'ai été le joueur d'un seul club, le Santos FC. Les gamins ont besoin de s'identifier à un super crack qui s'identifie lui-même à un club. Sinon, ils ne s'y retrouvent pas.

Un mot sur Ronaldo, votre compatriote, une nouvelle fois blessé (NDLR : A l'époque, alors qu'il avait été blessé à plusieurs reprises durant les deux dernières années écoulées, Ronaldo venait de subir la première de ses graves blessures au genou) ?
Moi, j'ai fait de la publicité en fin de carrière et lui pendant, c'est toute la différence entre nous. Durant ma vie sportive, j'ai pensé à ma santé, à ma condition physique et j'ai consacré beaucoup de temps à ma préparation, ma remise en forme, mon repos pour être prêt. Ronaldo consacre ses temps de récupération dans tous ses à-côtés dont ses agents le surchargent. C'est trop, beaucoup trop. A 23 ans, il en est déjà à sa deuxième opération, alors qu'après sa première, il n'a même pas pu disposer d'une période de repos suffisante, avec ses voyages incessants. Ce garçon n'est jamais tranquille.
 
Demeure-t-il, selon vous, le meilleur attaquant du monde actuel ?
Pour moi, et depuis un an ou deux déjà, le meilleur, le plus complet, c'est Rivaldo. Il y en a un autre que j'apprécie beaucoup : c'est l'Espagnol du Real Madrid, Raùl. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve que c'est un footballeur de toutes les époques : il aurait été parfait à la mienne comme il est super efficace à la sienne. Il a beaucoup de qualités offensives et il est encore jeune.

«J'ai reçu un héritage des dieux, qui est le football. Sans lui, je ne serais rien.»

«La sécurité au Brésil est un grave problème qui n'est pas en passe d'être résolu, hélas ! Malgré tout, je circule sans aucun garde du corps. Ma sécurité, c'est Dieu.»

Parlons un peu de vos rapports avec vos compatriotes, notamment ceux de la Fédération brésilienne (CBF). Vous n'êtes jamais très tendres avec eux.
Ce sont des gens médiocres ! Leur administration du football est archaïque et amateur. Et le pouvoir de l'argent occupe une trop grande place chez eux. On le constate sans cesse à la lecture de certains articles de presse qui évoquent des scandales financiers, sans que rien ne change et ne les dérange. Or, le football de mon pays mériterait d'être gouverné par des Brésiliens intelligents et organisés, professionnels et intègres. A l'heure actuelle, la CBF, qui régente tout, préfêre passer un feuilleton (novela) à 20h30 et repousser le début des matches à 21h45, plutôt que l'inverse.
 
Il y a quelques semaines, vous avez étonné les observateurs en ne soutenant pas la candidature du Brésil pour l'organisation de la Coupe du monde 2006, préférant celle de l'Afrique du Sud. Zagallo, que l'on a rencontré, par exemple, vous en fait le reproche.
Mon ancien coéquipier et entraîneur a toujours eu une vision paternaliste des problèmes. J'ajouterais qu'en l'occurrence, elle est même plus courte intellectuellement que paternaliste. Ma vision personnelle est plus mondialiste et s'inscrit dans une politique générale du sport. L'Afrique n'a jamais eu le bonheur d'organiser une Coupe du monde, il me semble que le moment est venu (NDLR : La Coupe du monde 2006 sera attribuée à l'Allemagne. L'Afrique du Sud organisera le Mondial suivant, en 2010). Elle le mérite en contribuant grandement au Coupe du monde.

Où en sont vos différends avec Sepp Blatter ? On se souvient que vous souteniez la candidature à la présidence de la FIFA de Lennart Johansson, patron de l'UEFA, contre le ticket Blatter-Platini en juin 1998 ?
D'abord, Sepp Blatter, avant d'être président, était le secrétaire général de Joao Havelange dont je n'étais pas un supporter très acharné... Ensuite, j'ai appris à apprécier le nouveau Blatter, je l'ai rencontré et j'ai été sensible à sa préoccupation portant sur l'avenir du football africain, son souci de développer véritablement ce continent. Ce ne sont pas des mots. L'aide de la FIFA pour l'Afrique et tous les pays sous-développés m'apparaît réelle et bonne pour l'avenir de notre sport. En tout cas, cela change par rapport aux vues bassement commerciales que nourrissait Joao Havelange vis-à-vis des Africains. L'ex-président de la FIFA voulait faire de l'argent, uniquement de l'argent et toujours plus. J'apprécie également l'idée lancée par Blatter d'une Coupe du monde tous les deux ans, à la condition d'organiser les Championnats nationaux et continentaux. En Amérique du Sud, par exemple, la FIFA devrait prendre les choses en main et commencer par alléger les compétitions (Conmebol, Mercosul, Coupe des champions), proposer un calendrier cohérent au niveau mondial, diminuer le nombre des matches de Championnat et bloquer des dates uniques pour les rencontres qualificatives à un Mondial, et ce sur les cinq continents. Je pense que, d'ici dix ans, l'entreprise est réalisable.

Seriez-vous capable de résumer votre carrière en quelques mots choisis ?
Plus que des grandes étapes, il s'agit plutôt d'une longue trajectoire d'où il est compliqué de ressortir tel ou tel événement. En 1972, j'ai tiré un trait sur la sélection brésilienne, en 1974, je suis parti pour le Cosmos de New York... J'ai été davantage touché par ce second départ que par le premier. Simplement parce que, du même coup, je quittais Santos. Au plus profond de moi, j'ai été très triste. Je savais qu'aux Etats-Unis m'attendait une nouvelle vie, davantage tournée vers la promotion du football, et qu'une partie de moi était en train de mourir. Je suis resté là-bas pendant cinq ans, de 1975 à 1980, et, durant cette période, de nombreuses écoles de football ont été créées. 
 
Sauf que ce sport ne s'y est pas implanté comme vous l'espériez !
Détrompez-vous, il vit ! Mais il faut lui laisser un peu de temps pour faire sa vie, pour se faire une place dans les différentes couches de la société. Si vous vous promenez dans Central Park le week-end, vous y verrez de nombreux jeunes qui jouent et je crois même qu'ils sont en majorité. Et quand il sera mûr, le football explosera, c'est évident, car il s'agit d'un pays tellement grand où tout va si vite... Sans doute a-t-on pensé, à tort, qu'il irait plus vite encore.

«Dans le football, plus rien n'est intéressant sinon de faire de l'argent»

Revenons à la fin de votre vie sportive : quand il a fallu tout arrêter, définitivement, comment avez-vous réagi ?
J'ai été non plus triste, mais profondément déprimé. J'ai peut-être pleuré, je ne m'en souviens plus. Je tournais tout seul dans rna maison, il me manquait quelque chose : pas seulement un ballon, mais le goüt de la compétition. Alors je suis parti dans le Parana, à Juquia, où je possède une petite ferme, et j'ai pêché. Mais, rapidement, j'ai su en dégager le côté positif en me disant que je stoppais ma carrière en pleine gloire, que je n'étais pas déchu comme tant d'autres qui ne savent pas tourner une page. Je laissais une image intacte. C'est aussi pour cela que, trente ans après, on se souvient toujours de moi.
 
Le temps a passé : quel regard désormais portez-vous sur le football d'aujourd'hui ?
La mentalité a changé, ça ne date pas d'hier. Sinon, la technique individuelle reste la même, mais je ne crois pas, contrairement aux idées répandues, que la tactique, l'organisation des équipes soient aujourd'hui meilleures. A mes yeux, elles sont disposées contre nature. On considère qu'elles sont bien en place parce qu'elles défendent bien et encaissent peu de buts, mais si c'est ça le progrès... Quand je jouais, les stades étaient pleins, je voulais faire plaisir à ce public venu pour s'amuser. Combien de fois j'ai demandé à Dieu qu'un 0-0 se transforme en 5-5. Le résultat est le même, mais quelle allégresse en échange ! Là, les espaces sont réduits, il n'y a pas d'actions de jeu extraordinaires, ou alors, quand il y en a deux ou trois dans un match, on s'enthousiasme rapidement. En dehors du terrain, le grand chambardement touche au marketing, au pay per view, au marchandisage, aux imprésarios. En fait, je crois que plus rien n'est intéressant sinon de faire de l'argent et par tous les moyens. Que la valeur d'un joueur soit estimée à 30 millions de dollars, alors qu'il n'a jamais rien gagné de sa carrière, passe désormais au second plan. Pour un jeune, les ravages peuvent être terribles : il est tellement perturbant de ne pas justifier l'argent que l'on vous donne, même s'il l'est par des gens soi-disant responsables. Souvent, le joueur se dit : "Si on me le donne, c'est que je le vaux." Moi, je n'en suis pas si sûr !

«J'en vois certains qui embrassent leur maillot au moindre but marqué et qui refont le même geste six mois après dans un club différent, voire ennemi du précédent ! L'amour du maillot n'existe plus.»

«Ronaldo ? Moi, j'ai fait de la publicité en fin de carrière et lui pendant, c'est toute la différence entre nous.»

A l'époque, le Roi était loin d'être tendre avec Ronaldo. (LUTTIAU/L'Equipe)

«Il n'existera plus jamais de joueurs qui dureront autant de temps que moi»

Vous intéressez-vous aux défenseurs ?
(Rires.) Il a bien fallu ! Il y en a des bons, mais des très bons, je ne sais pas. Là, spontanément, je songe à vos deux compatriotes, Marcel Desailly et Lilian Thuram. Je crois qu'à l'heure actuelle, c'est ce qui se fait de mieux dans le monde. Avec le Néerlandais de la Juventus, Edgar Davids, un joueur très actif qui est en train de s'accomplir dans le secteur offensif.
 
Si Rivaldo et Raùl sont bons, ils ne battront jamais votre record de buts (1285), n'est-ce pas ? Il ressemble à celui de Just Fontaine, qui reste le seul à avoir marqué 13 buts en phase finale d'une Coupe du monde.
Il n'existera plus jamais de joueurs qui dureront autant de temps que moi. Donc... Pour Just Fontaine, c'est autre chose. Aujourd'hui, les meilleurs buteurs se plantent devant le but et attendent que les ballons arrivent. Fontaine, lui, savait reculer au milieu pour aller marquer. Il était complet car sa vision du jeu le lui permettait. Moi, c'était pareil. Un jour, un journaliste de la télévision a dit que je devenais de plus en plus énorme à mesure que je m'approchais du but. La différence se situe là, sachant que je pouvais attaquer des deux côtés, pied droit ou gauche, peu m'importait.

«L'Afrique n'a jamais eu le bonheur d'organiser une Coupe du monde, il me semble que le moment est venu.»

Ultime et double question : qu'auriez-vous rêvé de réaliser et que vous n'avez jamais fait ? Que donneriez-vous pour redevenir joueur ?
Mon père, ceux qui s'en souviennent vous le diront, a été un très bon joueur de football, le seul au Brésil à marquer, en un seul match, cinq buts de la tête. Je n'ai jamais réussi à battre ce record. A votre seconde interrogation, je réponds : rien car je ne veux rien changer. Seul un miracle le pourrait et, pourtant, je ne souhaiterais pas modifier le cours d'une vie que Dieu m'a choisie.»